La musique traditionnelle kurde au service du tragique dans "Nos âmes se reconnaîtront-elles ?"
Dans la dernière création de Simon Abkarian "Nos âmes se reconnaîtront-elles ?", la musique occupe une place centrale dans le récit. Portée par deux artistes kurdes, Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, elle donne un sens profond aux histoires de guerre, d'exil et de séparation racontées dans la pièce.

Que se passe-t-il après la guerre ? C’est l’un des sujets que l’auteur, comédien et metteur en scène Simon Abkarian raconte dans sa dernière pièce de théâtre “Nos âmes se reconnaîtront-elles” jouée au théâtre des Amandiers de Nanterre. Sur scène, avec la comédienne Marie-Sophie Ferdane, le duo se met dans la peau de deux grands personnages de la guerre de Troie : Hélène et Ménélas qui se retrouvent juste après la destruction de la ville par les Grecs. Le récit est accompagné par deux musiciens kurdes, Eylül Nazlier et Ruşan Filiztek :
« J'ai choisi surtout des morceaux des chants de troubadour, raconte le chanteur et instrumentiste Ruşan Filiztek. On les appelle Dengbêj en turc, et ici on chante surtout en langue kurde. La situation en Moyen-Orient - et ailleurs - pour les Kurdes, les Arabes et les Ukrainiens est difficile : tous ces peuples souffrent. Et c'est avec toutes ces souffrances que j'ai choisi le répertoire pour la pièce. On était libre sur la scène mais je ne peux pas chanter leur langue. Simon [Abkarian] m'a dit : chante ce que tu peux chanter. J'aurais aimé chanter en ukrainien, en russe, en arabe, en hébreu, en turc... En tout cas, on a chanté pour tous les peuples qui souffrent. »
"S'il n'y a pas la musique en tragédie c'est impossible à jouer, c'est irrespirable"
Les deux musiciens sont installés sur le côté de la scène et accompagnent le récit, avec leurs instruments et leurs voix. Simon Abkarian a mis en scène la pièce et joue le rôle de Ménélas : « S'il n'y a pas la musique en tragédie c'est impossible à jouer, c'est irrespirable. Avec les choses terribles qui sont en train d'arriver dans l'Histoire, s'il n'y a pas la musique, on étouffe. La musique, c'est les poumons de la tragédie, elle a été créé comme ça. Je ne suis pas un exégète de l'ancienne tragédie et de comment c'était joué avant mais on sait tous et toutes qu'il y avait de la musique, de la danse et un chœur chantant et dansant. Ce n'était pas juste pour faire joli. »
Pour accompagner sa création autour des retrouvailles entre Hélène et Ménélas après la guerre de Troie, Simon Abkarian a donc fait appel à Eylül Nazlier et Ruşan Filiztek : « Si je les ai choisi c'est parce qu'ils viennent d'Anatolie. Ils sont kurdes et les Kurdes portent en eux le sens du tragique et de l'exil, malheureusement. Ils ont aussi le sens de l'amour, de la fidélité, de l'héroïsme, du combat... C'est ce qu'ils chantent depuis des siècles, comme d'autres le chantent aussi. C'est une musique transmise depuis plus de 2000 ans, Leurs voix portent cet héritage, elles ont une âme de 3000 ans. Quand on les entend chanter on se dit : "Ne fais rien, écoute, rentre dans la musique et continue de parler, si tu peux." »
"J'en ai les mains qui tremblent d'enlever la couronne"
Parmi ces voix, celle de Eylül Nazlier, chanteuse et joueuse de saz. Elle a 20 ans, vient de Diyarbakır et dans la pièce, elle joue en solo ou en duo avec Ruşan Filiztek. Le duo joue sur le côté de la scène sauf à un passage de la pièce où elle s’avance… Un moment que raconte la comédienne Marie-Sophie Ferdane qui incarne Hélène :
« Il y a ce moment où elle vient, je lui mets une couronne de mariée, elle monte sur scène, le chant se rapproche de nous, elle chante dos au public, face à moi, à un mètre avec ses grands yeux et sa façon de chanter comme des coups de pioche dans le cœur. Là je me dis : elle a 20 ans, elle me regarde, c'est un moment de vérité, j'en ai les mains qui tremblent d'enlever la couronne et de lui mettre sur sa tête et elle, elle tremble pas. Je touche une espèce d'idole sur scène, c'est fou ce qu'elle dégage. Avec son petit corps fragile, elle envoie un son de bulldozer, elle se met à genoux et elle met les doigts dans la flamme et elle repart. Il faut être au niveau vibratoire de ce qu'elle provoque. »
"Je n’ai pas envie de voir ce dialecte disparaître"
Les musiques et chants interprétés par Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier viennent toutes du répertoire kurde. Les deux artistes chantent en kurmandji, langue traditionnelle kurde mais aussi en zazaki, dialecte auquel Eylül est très attachée :
« C’est un dialecte kurde, très ancien, c’est même le premier dialecte. Aujourd’hui c’est une langue protégée par l’Unesco car elle est parlée par une minorité de personnes… C’est ma langue maternelle et dans la nouvelle génération que je représente - on a le même âge - personne ne sait parler ce dialecte. Quand j’ai réalisé ça, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. C’est ma culture et c’est trop difficile de constater cette disparition de la langue donc j’ai pensé à la musique et je me suis dit que j’allais chanter en zazaki. Dans les villages il y a encore beaucoup de chants interprétés en zazaki. Ce sont surtout les plus âgés qui connaissent cette langue et qui la chantent, mais ce sont des musiques que l’on ne retrouve pas sur Youtube ou Spotify… Donc je suis allée de village en village enregistrer ces chants auprès des anciens et anciennes, j’ai fait mes recherches et depuis, sur scène, jusqu’à maintenant, je ne chante qu’en zazaki, à l’exception de ce soir où on chante les deux langues : le kurmandji et le zazaki. Mais pour moi ce sont un peu les mêmes : des langues kurdes, nos langues. J’ai quand même une petite préférence pour la langue zazaki, j’aimerais la faire connaître toujours plus et surtout : je n’ai pas envie de la voir disparaître. »
Nos âmes se reconnaîtront-elles est jouée au théâtre des Amandiers à Nanterre jusqu’au 2 février. Puis en avril à Villefranche-sur-Saône et en mai à Amiens et à Agen.